LAC LEMAN

étude "in situ" de l'écologie de son plancton  

par

Olivier Gonet

Docteur ès Sciences

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Souvenirs d'un naturaliste

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Le texte de ce web est le résumé d'articles parus dans le

- Bulletin de la Société vaudoise des Sciences naturelles No 339, vol 71,1972 et dans le - Bulletin des Laboratoires de Géologie, Minéralogie, Géophysique et du Musée de Géologie de l'Université de Lausanne Bul. No 196, 1972

Les recherches nécessaires ont été faites grâce à l'aide du Fonds National de la R.S. et de la Fondation pour l'étude et la protection de la mer et des lacs.

 

1) Le problème

Depuis de nombreuses années, la "Sous-commission technique franco-suisse pour la protection des eaux du Léman et du Rhône contre la pollution" effectue un vaste programme d'analyses chimiques, physiques et biologiques. Ce programme consiste à ausculter, chaque mois, l'état sanitaire du lac en 20 stations réparties sur l'ensemble du lac. Le résultat est une somme considérable de données, certainement très intéressantes, mais dont il faut se demander si l'interprétation est aussi évidente qu'il y paraît au premier abord. C'est pour essayer d'améliorer la compréhension de cette extraordinaire quantité d'observations que j'ai réalisé un programme d'analyses à peu près similaire, mais limité à une seule station et à un rythme beaucoup plus serré, celui défini par les variations météorologiques journalières. (La station choisie était située au large du delta de la Promenthouse, près de Nyon)

Fig.1 Vue du delta de la Promenthouse depuis la station de mesures (à 300 m. du rivage et par 30,5 m. de profondeur. (huile sur toile de O.Gonet)

Pour distinguer les phénomènes accidentels ou d'extension locale, de ceux qui touchent l'ensemble de la région, j'ai complété l'étude de ce point fixe par des mesures en différents endroits du lac.

2) Présentation des résultats

Etant donné le très grand nombre de mesures, il était pratique d'en faire la synthèse et l'interprétation par voie graphique: Chacun des différents genres de mesures (température, conductivité électrique, etc.) a été inscrit dans son propre système de coordonnées (en abscisse le temps, en ordonnée la profondeur d'eau). Puis, sur chaque graphique obtenu, le résultat chiffré des mesures a ensuite servi de cote pour tracer les courbes isométriques, le long desquelles le facteur physique ou chimique considéré reste invariable dans le temps . Disons d'emblée que ce système apparemment satisfaisant présente le danger de donner une image trop rigoureuse de la stratification du lac: les couches d'eau superposées y paraissent absolument définies et invariables, ce qui est une simplification de la réalité.

 

ETUDE PRATIQUE DE LA DYNAMIQUE DES EAUX DANS LA ZONE THERMIQUEMENT STRATIFIEE DU LAC

1) Les principales variations physico-chimiques de l'eau

D'un jour à l'autre, les variations des caractéristiques physico-chimiques de l'eau d'une région du lac sont fréquentes et peuvent être très importantes. Elles se marquent souvent simultanément et dans le même sens, sur tous les facteurs considérés dans ce travail. En revanche, si on examine globalement  l'image de toutes les variations survenues pendant la longue période estivale qui va du début juillet à la fin octobre, on s'aperçoit que ces caractéristiques n'évoluent que très lentement (sauf à la surface).

En 1969, par exemple, la température moyenne mesurée à 10 m de profondeur, a passé de 15 à 17 oC environ, en 4 mois. Pendant la même période, la conductivité électrique (corrigée de l'effet température) est descendue de 263 à 262 mhos.cm.10-6 .

Il semble donc que cette manière d'observer le lac mette en évidence au moins deux formes de variations physico-chimiques bien distinctes: l'une que nous pourrions appeler journalière, l'autre que, par opposition, nous appellerons mensuelle. Leur existence est due, pour une bonne part, au mécanisme des phénomènes hydrologiques liés à la stratification thermique du lac.

Sans entrer dans les détails qui  sont fort complexes, il convient de faire ici un bref rappel des connaissances généralement admises dans ce domaine :

a) Les différences saisonnières dans l'état thermique d'un lac monomictique chaud tel que le Léman

Au printemps et par frottement sur la surface du lac, les vents provoquent des turbulences qui mélangent les masses d'eau superficielles à mesure qu'elles se réchauffent. Ces mélanges se réalisent d'autant mieux et d'autant plus profondément que la différence de densité entre les couches est petite. De l'énergie est ainsi introduite dans le lac. Elle y est emmagasinée sous forme de chaleur dans les couches situées prés de la surface. Par suite de la faible conductivité thermique de l'eau, cette énergie n'est guère transmise en profondeur que par les courants.

En été, le contraste est devenu plus grand. Sous l'effet du vent, l'épilimnion subit encore des mélanges plus ou moins poussés, mais le degré d'homogénéisation des couches décroît beaucoup plus rapidement avec la profondeur. Au-dessous du métalimnion (et sauf accident local), elle cesse complètement. Certains auteurs définissent même le toit de cette zone comme étant la surface à partir de laquelle la diffusion turbulente n'existe plus. Cette couche forme donc une véritable barrière au passage des particules d'eau et de tout ce qui leur est lié (ions, plancton, etc.).

En automne, les particules d'eau de la surface se refroidissent et s'alourdissent. Elles coulent jusqu'aux couches plus profondes qui correspondent à leur nouvelle température et à leur nouvelle densité. Dans leur chute, elles provoquent des turbulences qui homogénéisent le lac sur une épaisseur de plus en plus grande à mesure que la saison s'avance.

b) Les ondes internes

Dans un lac thermiquement stratifié, on peut définir:

- des surfaces d'égale température (isothermes)

- des surfaces d'égale densité (isostères)

- des surfaces d'égale pression (isobares)

- des surfaces d'égale profondeur (isobathes)

L'intérieur du lac ne sera au repos que si toutes ces surfaces sont rigoureusement parallèles, ce qui n'est jamais le cas. Il suffit, par exemple, que le vent pousse les eaux superficielles dans une certaine direction pour que les surfaces isothermes-isostères s'inclinent dans cette direction, alors que les isobathes restent à peu près immobiles.

Ce gauchissement des surfaces les unes par rapport aux autres est, par définition, une onde interne.

Le phénomène correspond d'autant mieux à cette appellation que, sous l'effet du courant de rééquilibre provoqué par la perturbation, cette onde va se déplacer. Son amplitude diminue avec le temps dès que le vent cesse.

Etant donné la multiplicité des causes susceptibles de provoquer des ondes internes, leur étude est délicate. Leur simple observation, en revanche, est facile car le déplacement de ces ondes provoque des variations chimico-physiques à tous les niveaux. Et c'est bien souvent à leur action qu'il faut attribuer les variations journalières.

2) Les relations entre la chimie de l'eau et les variations journalières de la température.

De telles relations n'existent qu'à partir du moment où le lac s'est stratifié non seulement thermiquement, sous l'effet du réchauffement printanier, mais encore chimiquement, sous l'effet des transformations apportées aux couches d'eau superficielles par le phytoplancton.

Fig2) En fonction du temps et de la profondeur, comparaison entre les variations,  de la température de l'eau (mesurée au large de la Promenthouse) et celle de quatre facteurs chimiques. (printemps-été 1970)

Normalement, cette situation apparaît dès le mois de juin. Elle persiste jusqu'au refroidissement automnal approximativement jusqu'à la fin d'octobre. Pendant tout l'été, l'ensemble de la masse d'eau stratifiée est agitée par le passage des ondes internes. Cette agitation intéresse naturellement l'ensemble de la pile des couches d'eau superposées. Elle explique la ressemblance entre les représentations des variations journalières de la température et des facteurs chimiques. Mais il ne peut s'agir que d'une ressemblance car d'autres variations viennent s'ajouter à celles liées au passage des ondes internes.

a) Les variations apparentes

- Les erreurs d'analyse.

Il convient, malheureusement, de considérer avec quelques réserves le résultat des analyses de phosphore total et, dans une moindre mesure, de nitrates.

Pour mesurer la concentration en phosphore total de nos échantillons (non filtrés) d'eau du lac, j'ai utilisé la même méthode que la Sous-commission technique franco-suisse. Elle consiste à doser les phosphates sur résidu calciné, après formation d'un complexe phosphomolybdique et réduction au chlorure stanneux. Or, différents auteurs ont émis des doutes sur la valeur de cette méthode et par suite sur ce qu'il faut entendre sous l'appellation de «phosphore total ». Ainsi, par exemple, le problème des polyphosphates de détergents a fait naître des vues nouvelles et plus objectives sur la fraction de composés phosphorés décelables de cette manière.

Quant aux nitrates, la méthode au phénol-disulfonique, utilisée pour toutes les études chimiques du Léman, est actuellement considérée comme incertaine.

- Les approximations graphiques.

Les courbes isométriques tracées sur la base de données ponctuelles ne peuvent donner que l'expression graphique d'une estimation de la valeur de ces variations en toutes profondeurs et pendant toute la période étudiée. En multipliant le nombre des données, on diminue d'autant cette source d'erreur.

b) Variations réelles

- Les apports d'eau.

Les apports d'eau de rivières, de ruissellements, d'égouts, de stations d'épuration, etc., peuvent avoir pour effet d'écarter localement les surfaces isothermiques des autres surfaces définies par la stratification chimico-physique du lac. A vrai dire, ce genre de variations s'identifie facilement sur les graphiques car ces apports se glissent dans la couche d'eau qui correspond exactement à leur densité et provoque un épaississement en forme de lentille caractéristique. De plus, elles sont moins fréquentes qu'on ne pourrait le croire : normalement, des mélanges aux mécanismes très compliqués s'opèrent dès l'embouchure des déversements.

- Les variations d'origine biologique.

Ce sont évidemment les plus intéressantes et les plus utiles à l'étude « in situ » de l'écologie de l'eau du lac. En effet, la biomasse en général, et le phytoplancton en particulier transforment lentement certaines caractéristiques physiques ou chimiques de l'eau. Ces variations ont des amplitudes souvent très importantes . En revanche, leur rythme est beaucoup plus lent que celui des ondes internes.

- Les variations apportées par les courants horizontaux.

En effectuant les observations à partir d'un point fixe du lac, on enregistre en aveugle toutes les hétérogénéités chimiques et physiques existant à l'intérieur des couches définies thermiquement lorsqu'elles se déplacent sous l'effet des courants. Pour contrôler ce genre de variations, on est conduit à compléter les mesures ponctuelles par des observations faites dans le plan de la région étudiée.

Remarques utiles à l'interprétation:

- Les variations provoquées par le passage des ondes internes sont les seules à se marquer parallèlement sur tous les facteurs chimiques et physiques considérés. Cette caractéristique permet de les identifier.

- Il apparaît sur les graphiques que les variations dues aux ondes internes sont omniprésentes, que leurs amplitudes sont parfois considérables et qu'elles rendent bien aléatoire la simple comparaison de deux échantillons prélevés à la même profondeur, mais à un mois de distance.

3) Les relations entre les variations de la température de l'eau et celles de la concentration du plancton.

Au même rythme que les mesures chimiques ou physiques de l'eau, j’ai fait des prélèvements de plancton.

La méthode utilisée a consisté à déplacer verticalement un filet aux mailles de 56 mu, à la vitesse de 50 cm/s, de 25 m de profondeur jusqu'à la surface. Cette technique qui a l'avantage de la simplicité ne peut donner, pour des raisons bien connues, que des résultats approximatifs.

Malgré cela, il apparaît très clairement que les variations de la quantité de plancton prélevée de cette manière sont en relation évidente avec le passage des ondes internes: un épaississement des couches d'eau superficielles entraîne toujours une augmentation de la quantité de plancton pêché, alors qu'un amincissement entraîne une diminution. Les raisons en sont évidentes: En été, le phytoplancton est largement dominant dans les couches superficielles. Or, comme il dépend de la lumière, sa distribution verticale est plus ou moins stratifiée. D'autre part, sans être tout à fait inerte, ce phytoplancton se déplace beaucoup moins vite que les eaux lacustres. Donc il est entraîné passivement, comme les composés chimiques dissous dans l'eau.

Il convient de remarquer ici que les variations très brutales de la quantité de plancton récolté au filet illustre, une fois encore, le danger qu'il y a de comparer deux échantillons prélevés au même endroit, mais en deux temps très différents sans tenir compte de l'effet des ondes internes.

4) Les relations entre les variations de la température de l'eau et les mesures de la transparence superficielle au disque de Secchy.

Les observations faites à propos des variations de la quantité de plancton restent à peu près valables pour ce qui est des variations de la transparence superficielle mesurée au disque de Secchy.

Il faut noter, cependant, que leur liaison avec les variations de la température de l'eau sont beaucoup moins systématiques. C'est le signe d'un défaut de cette méthode de mesure si communément utilisée: on mesure avec le disque de Secchy la somme de deux effets différents. L'un est effectivement lié à la transparence de l'eau, l'autre, par contre, dépend de la profondeur à laquelle se trouve le toit du nuage de phytoplancton. Etant donné cette ambiguïté, il faut éviter de pousser trop loin l'interprétation de ce genre de mesures.

5) Les ondes internes vues en plan.

Je n'ai décrit jusqu'à présent que des observations ponctuelles. Il s'agit maintenant de compléter cette documentation en considérant les problèmes dans l'espace. J'ai procédé, pour cela de différentes manières.

Fig.3 - Comparaison entre les variations de la température de l'eau, mesurées au large du delta de la Promenthouse et une serie de coupes isothermiques à travers le lac, mesurées à différentes dates du printemps 1970

Comparons tout d'abord les variations ponctuelles de la température de l'eau en fonction du temps (telles que nous les avons mesurées à Promenthoux) à une série de coupes isothermiques du lac mesurées à différentes dates entre Promenthoux et Nernier. Elles montrent que si la température de l'eau monte au large de l'une des rives du lac, elle baisse au large de l'autre et vice versa. Considérées de cette manière, les variations thermiques journalières semblent donc liées à de lents balancements internes qui affectent toute la masse d'eau stratifiée, d'une rive à l'autre. Mais il faut apporter certaines restrictions à cette vue trop simple des choses.

1) L'exemple choisi pour dessiner la figure 2 est particulièrement spectaculaire car il est relatif à une période printanière pendant laquelle les contrastes de température, donc de densité, entre les différentes couches d'eau superposées ne sont pas encore très importants. Dans ces conditions, des ondes internes de grande amplitude peuvent se développer. En été, le phénomène s'estompe et les amplitudes maximum observables dans cette région du lac ne dépassent plus guère 10 ou 20 m (ce qui d'ailleurs est encore très important).

2) Comme les ondes internes sont dues à des hétérogénéités dans la répartition des densités de la masse d'eau, il semble naturel de chercher à l'observer directement. Malheureusement, la densité est un facteur difficile à mesurer «in situ» avec la précision nécessaire. Il faut donc se résigner à des mesures indirectes:

Il est facile de vérifier par le calcul ou par des mesures de laboratoire que la densité de l'eau du lac dépend surtout de la température. Par rapport ce facteur principal, tous les autres éléments: quantité de sels dissous, poids des matières en suspension dans l'eau du lac, etc., sont, si ce n'est négligeables, du moins très secondaires. A condition de ne faire qu'une simple observation globale du phénomène des ondes internes, on peut donc se contenter d'assimiler les mesures de température à des mesures approximatives de densité.

Comme les ondes internes se déplacent, il faut effectuer les mesures simultanément en différents points de la zone étudiée. On obtiendra de cette façon des documents représentatifs de l'état physique du lac pour un instant donné. En répétant les mesures à quelques heures ou quelques jours d'intervalle, on mettra en évidence les variations résultant du déplacement des ondes internes.

La pratique de ce genre de mesures montre, une fois de plus, la grande amplitude des mouvements internes de la masse des eaux du lac: en quelques jours, la forme des surfaces de stratification thermique est souvent complètement bouleversée. Répétons-le, c'est principalement le résultat des courants superficiels animés par les vents. Une étude récente a montré qu'ils peuvent atteindre des vitesses de l'ordre du km/h. Par rapport à ces vitesses, les dimensions du Léman sont relativement petites. Cela implique forcément de rapides et importantes accumulations d'eau superficielle et légère dans la direction du vent et par conséquent, des enfoncements de l'eau plus froide et plus lourde de la profondeur.

On peut s'étonner qu'un phénomène capable d'apporter des bouleversements aussi complets et aussi rapides dans l'état physique du lac soit si rarement évoqué dans la littérature limnologique. C'est, peut-être, qu'il est impossible de l'observer au moyen d'un simple courantomètre. L'onde interne la plus rapide que nous ayons pu mesurer jusqu'à présent dans le Léman a provoqué localement un mouvement d'enfoncement de toute la stratification de 40 mètres en 3 jours. En vitesse moyenne, cela ne représente qu'un déplacement vertical de l'ordre de 1 cm/mn, ce qui est imperceptible aux appareils de mesure ordinaires (surtout dans le plan vertical).

6) L'état physico-chimique du lac vu en plan

Certains auteurs considèrent la zone située entre le delta de la Promentbouse et la Pointe d'Yvoire comme un peu particulière: les dimensions de la cuvette diminuent brusquement et la direction des vents dominants épouse plus ou moins celle de l'allongement du Petit Lac.

Il importe donc de compléter nos mesures par des observations relatives à d'autres régions du lac.

Pour cela, nous avons régulièrement mesuré, pendant deux étés consécutifs (1970-71), la température et la conductivité électrique de l'eau à toutes les profondeurs, en 17 stations réparties dans le polygone Morges-Amphion-Promenthoux-Nernier.

Deux éléments d'information principaux méritent d'être commentés:

1) Même en plein été, les surfaces isothermiques ne sont pas parallèles aux surfaces de même conductivité électrique (corrigée de l'effet température). Cela signifie que les qualités chimiques d'une couche d'eau définie par sa température ne sont pas constantes dans l'espace.

2) A partir du métalimnion, les conductivités électriques mesurées sont variables, mais toujours notablement plus élevées au large de la côte française qu'au large de la côte suisse. La différence est de l'ordre de 2 à 5 mhos.cm. 10-6. Elle est apparue et s'est maintenue en permanence pendant les deux étés au cours desquels j'ai effectué les mesures. L'existence du phénomène implique qu'au-delà d'une certaine profondeur, la masse principale des eaux thermiquement stratifiées ne se déplace plus que longitudinalement. Toute migration d'eau dans le sens transversal du bassin inverserait forcément le sens de la différence.

Le caractère inattendu de ce résultat est tel que j'ai hésité à conclure sur la base de cette seule indication. J'ai donc cherché à le confirmer en comparant des mesures plus nombreuses et plus variées au large de chacune des deux côtes. Or, cette comparaison apporte de nouveaux arguments en faveur de l'existence du phénomène. Il apparaît, en effet:

1. Que dans la région, les ondes internes se déplacent surtout dans le sens de l'allongement du bassin. Pendant la période considérée, les courbes isothermiques mesurées de part et d'autre du lac sont approximativement parallèles.

2. Que les différentes espèces planctoniques apparaissent et disparaissent presque simultanément de part et d'autre du lac. Les courants de l'épilimnion qui déplacent l'eau très superficielle en tous sens, au gré des vents, ensemencent rapidement, dans l'ensemble de la zone, les espèces qui y trouvent un milieu favorable à leur développement exubérant.

3. La quantité de plancton récoltée (par le même opérateur et à quelques minutes d'intervalle) de part et d'autre du lac, est toujours notablement plus importante au large de la côte française. Ce dernier résultat semble confirmer le fait qu'au-delà d'une certaine profondeur, l'eau du lac ne se déplace plus d'une rive à l'autre. De telles migrations entraîneraient forcément le plancton. Elles auraient, en particulier, pour effet d'uniformiser les prélèvements. On peut supposer que la sortie du Rhône à Genève favorise l'existence de courants longitudinaux un peu plus fréquents au large de l'une des côtes. Mais cette hypothèse, qui d'ailleurs est fort vraisemblable, ne change rien à l'interprétation de ces données. Tout au plus l'explique-t-elle dans une certaine mesure.

 

 

LES VARIATIONS MENSUELLES

 

Il ressort des observations décrites ci-dessus, que la masse d'eau stratifiée du lac est continuellement animée par de lents mais vastes mouvements ondulatoires qui font varier la profondeur des différentes couches d'eau. Etant donné ces mouvements, deux échantillons d'eau prélevés au même endroit, à la même profondeur mais en deux temps différents ne sont pas comparables, car ils ont toutes chances d'appartenir à deux niveaux différents de la stratification.

Pour tenir compte de ce phénomène il est avantageux de représenter les résultats obtenus non plus sur des graphiques temps-profondeur, mais dans un système de coordonnées temps-température de l'eau.

Dans les limites de l'approximation qui consiste à confondre les variations de température et de densité de l'eau, on élimine ainsi l'effet des ondes internes et on obtient une représentation graphique de la somme de toutes les autres causes de variations.

Cette manière de représenter les résultats met beaucoup plus clairement en évidence les relations qui existent entre les qualités physico-chimiques de l'eau, d'une part, et la quantité et la qualité du plancton qui peut s'y développer d'autre part.

Or, si ces relations ont une évidente importance, elles sont encore mal connues. Les publications qui les décrivent se basent presque toujours sur des mesures «in vitro ». Pour différentes raisons, liées à la difficulté d'imiter en éprouvette un écosystème aussi compliqué que celui d'un grand lac, les résultats sont souvent contradictoires.

L'avantage certain de la méthode que j'ai utilisée est qu'elle est basée sur l'interprétation de mesures "in situ", effectuées dans l'eau libre du lac directement.

1 - Les données:

- La période du début juillet à la fin septembre 1969

Au point de vue biologique, cette période a été marquée par le développement de deux petites poussées phytoplanctoniques. La première a duré jusqu'à la fin juillet, la seconde commence à la fin août. Elles coïncident toutes deux avec des variations chimiques de l'eau.

- La période du début juin à la fin août 1970

Le principal événement biologique survenu pendant cette période est une forte poussée phytoplanctonique (Asterionella formosa) qui a duré du 3 au 22 juillet (environ). Elle est suivie, à partir du 4 août, par le développement plus modeste en quantité, de Ceratium hirundinella. On remarque également une coïncidence entre ces deux poussées de phytoplancton et les variations chimico-physiques de l'eau.

Fig4.- Variations, en fonction du temps et de la température des couches d'eau stratifiées, de la concentration en divers produits chimiques dissous, et comparaison avec les variations quantitatives du plancton prélevé au filet

2- Tentatives d'interprétation

Les mesures effectuées se rapportent à des périodes d'observation relativement brèves. Aussi ne peuvent-elles prétendre conduire à des interprétations de valeur générale sur le sujet très difficile de l'écologie lacustre. Seule la poursuite des travaux pourrait y parvenir. En attendant, les résultats témoignent de l'intérêt des méthodes graphiques utilisées pour observer l'évolution chimique, physique et biologique de l'eau d'un lac. Ils mettent aussi en évidence un certain nombre de phénomènes dont quelques-uns peuvent faire l'objet d'une première et prudente interprétation:

- Par rapport à 1969, la chimie des eaux superficielles en été 1970 se distingue par une notable augmentation de la concentration en nitrates (augmentation de l'ordre de 0,5 mg/l). La dureté totale paraît également en augmentation (1 degré Français environ). Les méthodes utilisées pour analyser le phosphore total semblent trop discutables pour permettre une telle comparaison.

- Chacune des quatre poussées phytoplanctoniques qui se sont développées pendant la période étudiée, correspondent à une diminution de la concentration en nitrates (de l'ordre de 0,2 à 0,5 rng/l). Je suis tenté de voir là l'effet de la consommation des organismes et ceci d'autant plus que cette interprétation correspondrait parfaitement à ce que l'on sait du cycle de l'azote; Avec les phosphates, les nitrates sont les produits fertilisants les plus évidents. Ils sont consommés par les algues, précipités sous forme organique sur les sédiments du fond, reminéralisés par les bactéries et réintroduits en solution dans l'eau.

Il est considéré comme très difficile d'évaluer la fraction d'azote passée sous forme organique car les dosages nécessaires sont longs et compliqués. Or le sujet est important. En admettant que les diminutions de la concentration en nitrates qui apparaissent sur nos figures sont bien le résultat de la consommation algale, il serait facile d'évaluer quantitativement la fraction de nitrates transformée. Mais une fois encore, la durée des observations effectuées jusqu'à présent est trop brève pour permettre de calculer des moyennes et parvenir à des résultats suffisamment sûrs.

- Certaines poussées phytoplanctoniques correspondent à une forte augmentation de la concentration en phosphore total (elle passe de moins de 0,10 à plus de 0,30 mg/l dans le cas le plus spectaculaire). Le paradoxe de cette variation n'est qu'apparent. Il faut voir là un défaut déjà signalé des méthodes d'analyses. Toutefois, on peut profiter de ce défaut pour se faire une idée approximative du rôle des polyphosphates de détergents pour la vie dans l'eau du lac. En effet, au cours des analyses, la fraction de ces derniers susceptibles d'être transformée en orthophosphates et d'apparaître dans le résultat est plus grande lorsqu'elle a été fixée par un organisme vivant. Les augmentations de phosphore dit "total" pendant les poussées phytoplanctoniques sont donc simplement le signe que des polyphosphates ont été consommés et transformés par les algues.

Pour sortir du domaine des hypothèses, ce sujet très important devra lui aussi être traité beaucoup plus longuement et surtout avec d'autres méthodes d'analyse.

- A son stade d'eutrophisation, le Léman se caractérise, au point de vue planctonique, par une succession presque ininterrompue d'espèces largement dominantes pendant 10 ou 20 jours. L'étude des différents événements biologiques et leur liaison avec les variations de la chimie de l'eau, oblige à des observations très serrées dans le temps.

CONCLUSIONS

Il ressort de mes observations un certain nombre d'éléments que l'on peut résumer de la manière suivante:

- Lorsqu'elle est thermiquement stratifiée, la masse d'eau du Léman est continuellement animée par de vastes et lents mouvements ondulatoires dont l'amplitude peut atteindre plusieurs dizaines de mètres de hauteur et qui ont des longueurs d'onde de quelques kilomètres. Etant donné ces mouvements, deux échantillons d'eau prélevés au même endroit, à la même profondeur, mais en deux temps différents, ne sont pas comparables car ils ont toutes chances d'appartenir à deux niveaux différents de la stratification.

Une méthode d'interprétation, simple dans son principe, permet de supprimer l'effet de ces mouvements verticaux et de comparer les véritables variations chimiques, physiques et biologiques de l'eau d'une région en fonction du temps. Cette méthode met en évidence les relations qu'il y a entre, d'une part, les caractéristiques de l'eau, et d'autre part, la quantité et la qualité du plancton qui peut s'y développer.

- Dans un bassin de forme allongée, les masses d'eau situées au-delà d'une certaine profondeur (quelques mètres) ne se déplacent plus que longitudinalement. Il n'y a pas de véritables migrations ou de mélanges d'eau d'une rive à l'autre, dans le sens transversal du bassin. Or, pour des raisons encore inconnues, le développement d'un phytoplancton de même nature est largement facilité au large de l'une des côtes. Par comparaison de deux situations locales différentes, mais placées dans les mêmes conditions bioclimatologiques, ce phénomène offre la possibilité de mesurer quantitativement l'effet des différents produits chimiques dissous dans l'eau sur le développement de la végétation aquatique.

Il s'agit là d'une question de la plus grande importance pratique, car de sa réponse dépendra directement la définition des performances à donner aux installations d'épuration des eaux usées. Comme le soulignent R. A. YOLLENWEIDER et un groupe d'experts internationaux dans un rapport publié récemment par l'OCDE (1971), il est paradoxal de constater que si la technique d'épuration des eaux usées semble avoir atteint un degré de perfectionnement satisfaisant, les effets réels de cette épuration sur l'eutrophisation de nos lacs apparaissent encore discutables. Pour aller plus avant vers la solution de ce problème fondamental, nos connaissances en matière d'écologie de l'eau doivent être approfondies dans les quatre directions suivantes:

- Etude et définition des limites admissibles de la concentration de l'eau en phosphore et azote, en fonction des conditions morphologiques, hydrologiques, hydrochimiques et bioclimatologiques.

- Rôle global des micro-éléments et des facteurs organiques dans la vie aquatique.

- Définition quantitative des sources de charges.

- Définition quantitative des échanges chimiques entre les sédiments du fond et l'eau libre de la surface.

Malheureusement, ces sujets sont tous d'un abord difficile. Tout d'abord, on a essayé de les schématiser en cultivant des algues planctoniques en éprouvette (CHU 1942, RHODE 1948, VOLLENWEIDER 1950, GERLOFF et FITZGERALD 1950, MACKRETH 1957, etc.). Puis on s'est livré à des expériences d'écologie sur les cultures (GRIM 1950, TALLING 1955, HUGHES 1962, etc.). La mise en oeuvre de ces techniques a débouché sur des résultats très importants dans de nombreux domaines. Actuellement, d'ailleurs, cette voie est loin d'être épuisée, mais déjà les connaissances qu'elle a apportées ouvrent de nouvelles perspectives à l'étude du phénomène de l'eutrophisation des lacs en condition "in situ", dans l'eau libre directement.

Cette dernière manière de faire offre naturellement des avantages d'objectivité incomparables sur toutes les méthodes qui s'efforcent d'imiter les conditions naturelles d'un immense volume d'eau et d'un écosystème très compliqué dans le champ artificiel du laboratoire. Dans l'état actuel de la recherche internationale, il semble maintenant que seules ces méthodes d'observation écologique "in situ" permettront d'effectuer la difficile synthèse des connaissances acquises sur culture et de résoudre les problèmes que nous évoquions plus haut, en tenant compte de l'influence déterminante de la climatologie, de la courantologie, de la sédimentologie, etc.

Dans cette publication, j'ai décrit l'une de ces méthodes et  quelques-uns des résultats obtenus. Pour ces premiers essais, j'ai pu me contenter d'une étude hydrologique basée sur des mesures ponctuelles, exécutées à la main. Désormais, la mise en oeuvre d'un matériel d'observation automatique (pour la température, la conductivité électrique, en tout cas), devient indispensable. Ce matériel permettra d'obtenir des données continues qui conduiront à un traitement des résultats avec l'ordinateur et à des interprétations beaucoup plus complètes et plus sûres.

 

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APERÇU BIBLIOGRAPHIQUE

Etant donné la diversité des sujets évoqués, une bibliographie complète serait accablante. Seuls les auteurs cités dans le texte ou ceux dont les travaux nous ont été le plus directement utiles sont énumérés ci-dessous.

BETANT, A. et PERRENQUD, G. 1932. - Etudes sur la partie occidentale du lac de Genève. 1. Courants et températures. Mém. Soc. Phys. Hist. Nat. Genève, 41, 225-293.

BOSSET, E. et PLAUCHU, J. 1971. - Etude, 1969/70, des courants de la rive nord du lac Léman, du Rhône à Versoix. Bull A.R.P.E.A. n~ 46, 25-41.

CHU, S. P. 1942. - The influence of the mineral composition of the medium on the growth of plantlonie algae. 1. Methods and culture media. J. Ecol. 30, 284-325.

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Souvenirs d'un naturaliste

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